Le législateur de 1956, dans sa hâte (tout à fait compréhensible et louable) de donner à la Tunisie indépendante après environ 3/4 de siècle de colonisation, une législation digne du Tunisien libre et adaptée à la deuxième moitié du XXème siècle, tout en le dégageant de la richesse et de la diversité des idées des ulémas et juristes musulmans sur plusieurs siècles, en le dotant d’un droit positif unifié et clair, n’a pas pu éviter les ambiguïtés et les lacunes en matière de statut personnel.
Mais, trente-huit ans après et malgré les transformations majeures qu’a connue la société tunisienne, malgré l’évolution de la pensée chez les Tunisiens, le Code reste figé, il devient inadapté, et par conséquent injuste puisqu’il sanctionne des situations admises par tous: et par l’Etat et par le peuple; il est également traître puisqu’il s’abat sur les contrevenants qui, trompés par la libération des mœurs de fait, ignorent qu’en droit rien n’est libéré et que la législation de 1956, désuète de fait, est bien portante en droit. C’est ainsi que dans le livre six, traitant de la filiation, neuf articles sont prévus dont trois intéressent la succession, deux se rapportent à la décision de Justice et les quatre autres «règlent» dans des termes ambigus, hypocrites et disant tout sans rien dire, la filiation sans problèmes. Or, c’est justement quand il y a problème que juges et avocats ont besoin de lois pour le bonheur de Thémis.
Alors en 1994, quand au collège on enseigne, en classe et dans les clubs de santé, l’éducation sexuelle, l’emploi du préservatif, la prévention contre le SIDA, quand la télévision projette à demeure des bouche-à-bouche à vous ranimer les octogénaires, des publicités suggestives à vous faire envoyer les enfants chercher n’importe quoi à la cuisine… Quand au bureau ou à l’usine on évoque longuement, en palpitant le dernier épisode du feuilleton mexicain… Quand nos jardins publics et nos cinémas connaissent de gentils petits couples qui se comptent fleurette… il faut bien que jeunesse se passe… Quand les centres de planning familial nettoient les ventres d’embryons indélicats, trouble-fêtes … et quand les hôpitaux reçoivent des nouveaux-nés sans nom…
Quand tout cela existe chez nous comme, d’ailleurs, dans tous les pays du monde (quoi que disent les hypocrites). Depuis qu’Adam s’est laissé séduire par Eve, fort heureusement pour le genre humain, les amours interdites existent et ont toujours existé avec leurs conséquences de fait et de droit, crimes et passions, folie et bonheur etc… les hommes ont tout connu. L’équation est simple: rencontre d’un spermatozoïde et d’un ovule -» fécondation = fœtus -> être humain = obligations et charges. Mais le Code du Statut personnel est absent de la scène sociale: l’article 68 se borne à déclarer que: «la filiation est établie par la cohabitation, l’aveu du père ou le témoignage de deux personnes honorables». Les magistrats s’évertuent selon leur intime conviction à rendre la justice, mais notre jurisprudence, ni stable ni confirmée par des arrêts de la Cour de Cassation, qui de toutes façons n’ont pas force de loi, va dans tous les sens N-S-E-0-, selon les gouvernorats et les tendances politiques, religieuses et individuelles.
Les magistrats des Chambres correctionnelles ou criminelles retiennent la culpabilité par exemple pour des rapports sexuels avec des filles mineures, ou le viol, mais hélas se désintéressent totalement d’une possibilité de grossesse ou de filiation, et ne laissent aucune chance aux femmes engrossées d’aboutir à une action en reconnaissance de paternité. On aboutit à des situations burlesques, l’homme paie le tribut de sa pulsion à la société, à l’ordre public; un enfant naît, mais le juge civil en toute quiétude rappellera le fameux attendu «attendu que rien dans les P.V. de police et le jugement correctionnel rendu contre M. X et ayant établi sa culpabilité d’avoir abusé de Melle Y, ne prouve la relation de cause à effet entre les rapports sexuels et la grossesse, Melle Y est déboutée».
Melle Y, abandonnée par la Justice, abandonne son enfant dans la nature. Et c’est comme cela que le législateur de 1994, par son absence, alourdit les charges de l’Etat. Il dispense les géniteurs de leurs obligations, et condamne des enfants à vivre dans l’abandon et dans le néant. La filiation hors mariage, biologique, existe largement dans notre pays, pourquoi nier ses effets. Sans doute parce qu’elle dérange les hommes. C’est curieux, l’automne dernier, je me suis rendue pour la première fois à Gabès, 7 heures de train (exactement Paris-New York). J’ai remarqué trois choses: 1) la pollution insoutenable de la ville; 2) la beauté des villages berbères perchés sur les crêtes des collines; 3) le bordel bien en évidence sur une large avenue en bord de mer avec une porte en fer bleu dans laquelle était percée une lucarne. Là, au moins, les choses sont claires. On en a ri, comme on le fait en passant devant un sex shop, en Europe.
J’ai emporté de Gabès un souvenir agréable; une jeune Association «Enfance espoir» s’intéresse justement à l’enfance abandonnée et aide les mères célibataires à ne pas se défaire des enfants qu’elles ont mis au monde dans la souffrance physique et morale. Mais leur combat restera vain si le législateur ne prévoit pas de lois obligeant les géniteurs biologiques à assumer leurs responsabilités vis-à-vis de l’être humain, mis au monde même s’ils ne l’ont pas désiré. Les juges devraient avoir des lois appropriées qui exigeraient de l’enquête préliminaire de s’intéresser à l’enfant à naître autant qu’à l’infraction sexuelle à réprimer (dans les cas où elle doit l’être).
Il ne faut pas confondre mariage et filiation; la paternité crée des liens directs entre ascendant descendant, peu importe si les rapports liant Eve et Adam, la femelle et le mâle, ont été éphémères. Le père devra donner des aliments et son nom à son enfant. N’est-ce pas là un minimum de civisme?
Notre législateur courageux (dans le contexte de 1956) a prévu seulement quatre articles à l’enfant trouvé, mais notre législateur de 1994 devrait pouvoir révolutionner le Code en cette matière, tant il est soutenu par l’intérêt porté aux Droits de l’Homme en général et aux Droits de I’Enfant en particulier.
Mais il est très important que les amateurs s’abstiennent, et que les libres penseurs, les vrais, aident les juristes de tous bords et de toutes tendances à réfléchir sur la question; les adoptions sont courantes dans notre pays, tant mieux pour les Tunisiens, mais ce n’est pas un remède, car la femme-mère se dilue dans la nature, emprisonnée à jamais dans l’étau des remords au souvenir de l’enfant abandonné, et l’enfant innocent vit son vide éternellement, alors que le malin petit géniteur récidivera.
Quand on parle Démocratie, on doit parler responsabilités. A propos, que nous proposent au menu nos candidats aux législatives?