Une après-midi alors que je flanais sur l’unique boulevard bordé d’arbres datant de la période coloniale et sous lesquels s’abritent des étalages de fleuristes, je me suis approchée d’un stand qui offrait à la vue une mosaïque de fleurs de toutes les couleurs et de toutes les variétés : des roses rouges, jaunes, roses et blanches semblaient vouloir se distancer des marguerites, noblesse oblige! Des tulipes se tenaient droites comme pour rappeler leur origine royale, les orchidées et les camélias jouaient aux précieuses; les glaïlleuls majestueux se penchant avec condescendance sur les pensées paraissaient comploter contre les lys blancs, les oeillets multicolores étaient plein de modestie. C’était un plaisir pour les yeux et un baume pour le cœur, d’autant plus que cela change de la saleté des rues de la capitale, de la tristesse des cités sans verdure et des balcons dégarnis des immeubles.
Sur une pancarte accrochée au stand on pouvait lire «dites-le avec des fleurs». Nul n’ignore qu’il existe un langage subtil des fleurs. Ainsi vous ne pouvez envoyer des chrysanthèmes à votre amie qui se fiance à moins de lui souhaiter le pire, ni des roses rouges à votre patron qui vous congédie, les orties seraient plus indiquées.
Le fleuriste me salua poliment vu que ce qui est rare est précieux; ses clients ne sont pas foule comme devant les étalages de marchands de légumes ou de fruits où l’on a juste le droit de se taire ou de tourner les talons, sans parler des poissonniers chez lesquels il faut se soumettre ou se démettre.
Le fleuriste me suggéra d’agencer pour moi un petit bouquet. avec trois fois rien, mais qui sera sûrement apprécié par le destinataire : cinq roses pour écarter le mauvais sort, cernées de dix modestes oeillets pour évoquer la tendresse et la discrétion, le tout ceint d’un feuillage émeraude.
Il n’est pas aisé de résister à la beauté, même si l’on sait pertinemment qu’elle est éphémère. Je me laissai tenter par cette vision du paradis, car depuis que la Tunisie n’est plus verte, le plaisir d’aspirer un bol d’air frais est devenu le privilège exclusif des montagnards de Khroumirie. D’ici que certains promoteurs immobiliers songent à pourvoir leurs pigeonniers de bouteilles d’ oxygène, il n’y a qu’un pas. D’ailleurs je n’ai jamais compris pourquoi les Tunisiens chargent leur terrain de· pierres aux dépens du jardin quand ils construisent mais mettent des plantes vertes à l’intérieur, et dont pour la plupart, ils ne connaissent ni le nom ni l’ origine… est-ce du snobisme… qui sait.
j’encourageai donc le fleuriste d’un signe de la tête timide à me préparer un petit bouquet, ce qu’il fit sans arrêter de me baratiner, sans doute pour m’empêcher de réfléchir à l’utilité de la dépense. Il me demanda neuf dinars. J’eus un soubresaut… Combien aurais-je déboursé pour un bouquet de glailleuls, une douzaine de roses ou quelques orchidées… C’est de la folie.
Vous ne payez pas le papier me dit-il comme pour me réconforter. Je lui ai donné son dû en me disant qu’on ne vit qu’une fois, et qu’il faut après tout profiter de la vie… mais chemin faisant, je me lamentai intérieurement, répétant la chanson de Jacques Brel : “faut pas jouer les riches quand on n’a pas le sou”. A propos de sous, j’avais réglé avec mes dix derniers dinars restants après règlement intégral de mes créanciers : la STEG, la SONEDE, les PTT. La compagnie d’assurance, la banque, l’école… Tout d’un coup, les oiseaux remplissant le ciel du boulevard de leurs tire d’ailes et de leurs gazouillis s’immobilisèrent peut-être pour tenter de décoder mes soupirs…
Qui en fait signifiaient que je m’avoue incapable de comprendre comment font certaines personnes, fonctionnaires ou employées même s’ils sont cadres, pour construire de belles villas, circuler dans de superbes voitures, voyager à l’étranger ou séjourner dans les grands hôtels en famille, s’habiller à la dernière mode, inscrire leurs enfants dans des écoles payantes et leur acheter des espadrilles à vingt cinq dinars la paire cinq fois par an. Idem pour les débutants de la profession libérale qui roulent au bout de deux ans en Jaguar ou en Volvo, une montre en or certi de diamants Rolex au poignet ! Il doit y avoir un secret ! Sont-ce des supermen qui savent tirer de cinq cents dinars ce que vous ne saurez tirer de cinq mille dinars. Voilà ce que c’est d’avoir la bosse des maths. De toutes façons, les calculs cela sert toujours.
Il n’y a que les simples d’esprit qui ne calculent pas ! Prenons l’exemple de certaines directrices d’écoles en vue de la capitale, sur quel critères elles admettent un élève à leur école ? Non pas parce qu’il est brillant… Mais parce que son papa n’est pas n’importe qui ! et il peut présenter beaucoup d’avantages… alors c’est la surenchère des papas importants ! Si papa a les reins brisés, eh bien ses calculs chutent !! Les calculs se déplacent comme le virus !
On n’arrête pas de calculer, d’ailleurs chasser le naturel il revient au galop, même si les variables changent !
Les oiseaux dans les arbres qui se turent le temps de mes complaintes se remirent à chanter et à voler ! ils sont bien heureux en fait ! ne vaut-il pas mieux une cervelle d’oiseau ! c’est si reposant ! c’est si confortable !
Mon bouquet à la main, je restai à le considérer longtemps. Chez moi dans un vase il représentait un sacrifice. Je réfléchissais à quelque possibilité pour en tirer le maximum de bénéfices.
Il faut que j’apprenne à calculer. Vais-je l’emmener à mon patron, pour lui rappeler mon avancement ! me connaissant bien, il n’y croira pas et le donnera à une de ses secrétaires… par calcul.
Je décidai de l’emmener à l’auspice de vieillards, et là j’ai échangé mon petit bouquet contre une gerbe de bénédiction. Cela ne nourrit pas son homme, mais cela aide contre les difficultés de la vie et le remplit de bonheur d’être en bonne santé.
La prochaine fois je penserai à acheter des bonbons parce que les fleurs c’est périssable et les bonbons c’est tellement bon, surtout quand on pense à les offrir aux enfants abandonnés et réunis dans des institutions sans âme.