Quelle chance pour nous Tunisiens d’ignorer tous les problèmes sociaux. Voilà où réside notre bonheur. Le chômage? Qu’est-ce que c’est? Un fromage? L’alcoolisme? C’est Haram. Le Sida? Chez les autres! la drogue?Problèmes de la Mafia italienne! L’inflation? L’épargne? Qu’est-ce que c’est encore ça? Le FMI? Quoi, c’est une agence de voyage? Les intégristes musulmans? Ah oui? Vaguement en Algérie, dit on, et en Iran, peut-être? Les journaux? Lesquels? Ah oui? Ça sert au «hammas» pour faire des cor nets de glibètes!!
Et zut! A la fin pourquoi ne parlez-vous que de choses macabres? Parlez-nous de chicha, de Nouba, de mezoued, du dénouement du dernier feuilleton mexicain, de la star du film syrien, de la passion fatale dans les films égyptiens.
Racontez-nous la plage, les pastèques, les mariages, les jasmins, les fêtes permanentes à l’occasion du succès à l’examen d’entrée en première année secondaire, ou à celle des fiançailles, de la circoncision, de la deuxième «dalla» (le toit), de la soulamia pour accueillir le Haj ou Lalla El Hajja… des chanteurs…
- Tout cela est merveilleux! cela dénote une gaieté populaire rassurante dans l’immédiat. Cela peut faire croire à une autosatisfaction du Tunisien, à une opulence économique enviable.
- Pourtant, la Tunisie, comme tous les pays du Tiers-Monde, n’est pas exempte de dettes. Elle n’a pas de ressources minières, de richesses naturelles; la croissance démographique n’est pas dominée partout dans le pays. Notre pouvoir d’achat baisse sensiblement. Nous avons de sérieux problèmes d’émigration, bref nous luttons quotidiennement très dur pour notre pain.
Mais le Tunisien, dormant sur ses deux oreilles et baignant dans la béatitude de la stabilité que ce régime lui a gracieusement offerte n’a pas l’air d’évaluer les efforts entrepris dans ce sens et continue à croire que tout lui est dû, alors que l’Algérie tremble et souffre, que le sang de nos frères coule, les Tunisiens n’arrêtent pas de festoyer dans l’insouciance la plus totale.
- Les ordinateurs les plus perfectionnés, les plus sophistiqués n’arriveraient pas à la solution de cette énigme: pourquoi le Tunisien dépense-t-il pour une soirée ou quelques heures d’un soir, de l’argent qu’il a mis deux ou trois ans à gagner dans des conditions très difficiles. Est-il vraiment nécessaire de brader des millions en gâteaux, en salles de fêtes, en pseudo-chanteurs; en robes froufroutantes à usage unique, en bijoux, en repas, en film vidéo… ? Tout cela pour que les autres disent: «Ce fut un beau mariage» sans omettre de dire à voix basse une quelconque médisance.
«Il ne faut pas jouer aux riches, quand on n’a pas le sou» chantait si justement Jacques Brel. Je peux affirmer que les 7/10 de ces «entreprises» tapageuses reposent sur un lourd endettement ; on emprunte, on hypothèque, on se prive, on omet d’acheter de la viande pendant six mois, on efface les fruits de sa mémoire, parfois le lait… On épargne à très court terme en vue de la grosse dépense, ce qui, économiquement, ne peut être considéré comme de l’épargne.
- Ce fléau existe, hélas, chez les riches comme chez les pauvres, chez les intellectuels comme chez les autres.
- Je ne plaide pas contre les festivités, je dis simplement «consommez avec modération». C’est excellent pour le cœur, les nerfs, le cerveau, l’entente familiale, la paix de l’esprit, de ne pas se réveiller le lendemain des fêtes pour évaluer son passif, pour répondre à des convocations d’huissier, aux harcèlements des prêteurs…
- Un magistrat allemand m’a dit un jour, qu’en général, les jeunes Allemands se marient quand ils s’assurent une certaine stabilité matérielle et qu’ils décident d’avoir un enfant quand ils sont sûrs de l’élever correctement, c’est-à-dire décemment, à l’abri du besoin. Voilà une attitude responsable.
Epargner, c’est se protéger soi même des coups durs, du besoin, mais c’est aussi un acte de civisme. En plus, cela existait dans nos traditions, heureusement que cela persiste dans les villes de l’ intérieur, surtout au Sahel, à Sfax, à Djerba…
Certains Tunisiens veulent avoir le beurre, l’argent du beurre, et pourquoi pas la crémière? Ils ont le comportement insouciant du joueur de poker, refusent l’intervention du FMI (en paroles, bien sûr), mais n’ont aucune idée du sacrifice, et aucune envie d’efforts pour le redressement.
Bourguiba fut le père, Ben Ali, le grand frère. Dans notre tradition arabo-musulmane, ce sont les personnes indiquées pour prendre en charge les petits frères et sœurs, les faibles femmes, qui ne se lassent jamais d’être assistés.
Faut-il souhaiter un tremblement de terre, ou quelque catastrophe nationale pour qu’enfin les relations ne restent pas toujours à la verticale, et deviennent enfin aussi latérales? Dieu nous en préserve, ont peut-être dit, avant nous, les Libanais… et pourtant.