La rentrée scolaire a commencé la semaine dernière, et comme tous les parents j’ai dû débourser dans les librairies beaucoup d’argent, trop à mon goût, dans le nécessaire et le futile, et quand j’ai voulu sauter une ligne des listes sacrées qu’on a distribuées à l’école et au lycée, des yeux larmoyants se sont levés vers moi, ou des yeux ronds et une bouche pincée se sont retenus pour exprimer la révolte… Mais pour éviter mon mélodrame classique: «Je n’ai pas d’argent, je ne vais tout de même pas voler pour vous acheter des cahiers à quatre dinars, alors que vous n’avez pas écrit sur la moitié de ceux de l’an passé…», ils s’abstinrent de faire la tête.
Et quand mon aîné, dans un murmure, souhaita l’achat d’espadrilles, «à cinquante dinars, c’est tout» a-t-il ajouté, j’ai alors perdu le contrôle: «Quoi, tu oses me demander encore une dépense, mais c’est de la démence! Alors cela ne te suffit pas toutes les factures que nous avons à régler, le téléphone, l’eau + l’électricité, le gaz + le fisc + et la CNSS + les médicaments + la nourriture + les réparations de la voiture… et vos études, et ton prof de physique, et ton prof de math… Vous voulez me tuer ou quoi!».
- «Maman, combien tu as fait d’années d’études?».
- «Quinze ans après le bac! Pourquoi?».
- «Rien maman! Je n’ai pas envie de faire des études. Je veux faire un «Mechroû».
- «Qu’est-ce que c’est, ce truc-là encore?».
«N’importe quoi qui rapporte de l’argent, je ne ferai jamais de médecine comme mon père, ni de droit, comme toi!». Charmant! Un uppercut ne m’aurait pas plus sonné – ô grand-père- toi qui étais avocat, toi qui m’appris très jeune que les études sauvaient de l’injustice coloniale du sous-développement, que le savoir fait accéder à une place au soleil. Quel idéal pourrais-je suggérer à mes enfants qui commencent à réaliser que seul l’argent ouvre toutes les portes (mais pas celles du bonheur, j’en suis convaincue)?
Mais la rentrée scolaire coïncide avec la rentrée judiciaire, et il est malheureux de constater que la Chambre civile, spécialisée dans les pensions alimentaires, est prise d’assaut. Je la nomme d’ailleurs «le restaurant du malheur. Les mamans arrivent avec leurs listes, leurs factures, leurs couffins vides, et les pères hurlent aux faux, usages de faux et demandes abusives. Il faut croire que les enfants du divorce n’ont pas de besoins, même pas celui d’aimer leurs pères.
Il m’arrive de songer entre deux affaires à Abraham alias Ibrahim, père d’Ismaël et Izaac, le premier, fils d’Haggar l’Egyptienne, le second, fils de Sarrah, la Juive. Tous les deux issus de la chair et du sang du même père, portés par deux ventres qui ont dû vibrer sous les caresses d’Abraham et qu’il a dû adorer tant ils portaient la preuve de sa virilité et le gage de sa reproduction, et je pense à la souffrance d’Abraham quand sa femme se mit à haïr Ismaël et à imaginer toutes les intrigues pour séparer le père du fils. Mais également à la peine et au désarroi d’Ismaël d’être coupé injustement de son géniteur.
Mais Abraham, alias Ibrahim, était-il innocent? Non, je n’en suis pas si sûre; je le fais bénéficier des circonstances atténuantes, vu qu’il ne connaissait pas à l’époque les Droits de l’Homme, ni les Droits de l’Enfant; à moins qu’il fût pauvre comme Job. Comme je suis une profane, ma curiosité s’arrête à la lecture des légendes. Alors, que les érudits ne s’excitent pas et que les intolérants ne me façonnent pas quelque «Fatoua».
Abraham pouvait-il, en laissant partir Ismaël, ignorer que celui-ci n’était qu’un enfant et comme tous les humains, il ne pouvait éviter de contracter les maladies infantiles. Ismaël devait-il placer une grosse pierre sur son ventre pour n’avoir jamais faim… devait-il arracher sa toison à un mouton pour n’avoir jamais froid… devait-il rester à jamais éveillé pour n’avoir jamais peur du noir… Car il était nécessaire qu’Ismaël dénonçât toute prétention de besoins, fussent-ils vitaux, pour qu’Abraham demeure éternellement le Géant. Qui aurait cru Ismaël, s’il avait osé affirmer et prouver que le Géant n’avait pas d’entrailles.
Quand en salle d’audience, j’entends des pères relativement «friqués» se lamenter, se déconsidérer, quand je les vois se rapetisser pour apitoyer le juge afin que les pensions alimentaires mensuelles dues à leurs enfants soient moins élevées que le prix de leurs gueuletons, j’ai la nausée. Et quand par le biais de leurs avocats, ils présentent des attestations d’indigence et des certificats de faillite pour dénier le droit aux aliments à leur progéniture, je me surprends à dire: «Heureux sont les enfants naturels qui ignorent tout de leurs géniteurs». Mais quand certains pères trouvent des lâches pour les aider à déshériter leurs enfants parce que leur mère, n’ayant plus eu les moyens de subvenir à leurs besoins d’enfants en bas âge, a osé demander en justice leur pension alimentaire, on éprouve de la pitié pour ceux qui croient échapper à la puissance divine
– sur terre pour commencer…
Peut-être que Maître Hamadi Snoussi, ancien magistrat et une grande figure de la Conservation Foncière pendant les années 60, quand je sautais encore à la corde, et qui est actuellement avocat et donc défenseur de la veuve et de l’orphelin, a-t-il une réponse aux questions que je me pose, et que tous les enfants du divorce doivent se poser?
– «Abraham alias Ibrahim était-il innocent?».
-«Ismaël, premier fils d’Abraham, serait-il géniteur des victimes d’une marâtre».
Je ne doute pas que notre éminent juriste fera appel aux connaissances de Maître Kamel Gordah, lui aussi ancien magistrat, qui a mangé toute sa vie à la table du plus riche avocat de Tunisie. Les grands esprits se rencontrent. Mais il est évident qu’en cas de défaillance de la mémoire M. Youssef El Oued leur sera d’un grand secours.
Aujourd’hui les enfants du divorce peuvent bénir le Président Ben Ali pour la loi récente sur le recouvrement de la pension alimentaire arrachée aux pères récalcitrants. Grâce à la bienveillance du Chef de l’Etat à leur égard, ils effectueront leur rentrée scolaire au bras de leurs mères avec des tabliers pimpants et des cartables clinquants. Peu importe si on va à l’école à pied et qu’on a dans le cartable un yoyo. On ne songe qu’au prix d’excellence promis à la maman!