On se demande pourquoi, dès que vous demandez à quelqu’un, le plus innocemment du monde, comment il va, il vous répond:
– «Oh! jè ne suis pas bien portant! j’ai la rate qui se dilate et le foie bien trop gras ; j’ai l’abdomen qui se démène, les genoux bien trop mous. J’ai la hanche qui se déhanche, et le cœur qui flageole ; j’ai le sang qui rissole… Vous savez, je ne suis pas bien portant! (vieille rengaine).
On ne comprend pas les raisons de cette déprime! Nous ne connaissons pas, Dieu merci, les angoisses des Irakiens, les horreurs des Palestiniens, l’épouvante des Libanais, le cannibalisme des Libériens, la faim des Ethiopiens…
Alors pourquoi cette profonde amertume, cette grogne, ce mécontentement permanent et ces dénigrements stériles et sournois?
Je crois que cela est dû à deux facteurs au moins : une certaine forme de paranoïa qui fait qu’on part de données fausses pour faire un raisonnement qui peut être juste, et par ailleurs cela tient à la mentalité du Tunisien.
Le 7 novembre 1990, certains disent qu’il n’y a pas de changement, pas plus que de démocratie. Je ne suis pas de cet avis, même si ma rue, longue de 800 mètres, ne possède pas un seul poteau d’éclairage depuis cinq ans malgré toutes les plaintes des habitants, alors que quinze lampes éclairent le tronçon de la même rue où s’élève la mai son d’un ex-Premier ministre, sans compter les crevasses dans la chaussée, qu’il vaut mieux traverser en barque les jour de pluie. ·
Pourquoi cette déception du Tunisien? Eh bien, parce que le changement, tel qu’il le conçoit, n’est que le produit de son imagination. Je m’explique : le Tunisien a, semble-t-il cru, que, par la sainte magie du 7 Novembre 87, il allait se trouver de l’autre côté de la Méditerranée, rattaché à la CEE , que le pays allait être classé parmi les premières puissances mondiales, qu’il était parti pour une démocratie «à l’américaine», que les gisements de pétrole allaient surgir et que la mentalité tiers-mondiste allait s’évaporer par enchantement.
Quand on prend ses rêves pour des réalités, c’est normal que le réveil soit plutôt brutal. Le· Tunisien serait en droit d’être déçu si toutes les conditions socio-économiques avaient changé ce jour-là et que le Chef de l’Etat ne l’en avait pas fait profiler.
Mais comme les miracles à la veille de l’an 2000 n’existent plus, ou tout au moins ils ne passent que par une voie qui s’appelle travail-sacrifice, ils ne peuvent en toute honnêteté s’estimer lésés et lui en vouloir. Disons que c’est trop tôt.
La seconde raison, c’est que le Tunisien ne veut pas se défaire de la mentalité d’assisté, tout en restant matamore et, le comble, il est convaincu que tout lui est dû: l’enseignement, la santé, le transport, le pain, les fruits, les prix, l’électricité, la CNSS… Il râle, il grogne, il s’attaque à l’honneur de ses supérieurs comme à celui de ses subalternes, il tempête contre le pays, les autres… sans payer la contrepartie par le travail et la discipline.
Pourtant, dès qu’il quitte le pays, pas très loin; juste une virée dans le Grand Maghreb, il réalise sa chance de vivre dans un pays où il n’y a pas de guerre, où les enfants vivent en sécurité , où il n’y a pas de crises aigües ni d’arbitraire. Dans un ramdam, l’opposition fait des reproches au discours du Chef de l’Etat. Cela me fait penser au proverbe tunisien qui dit : «Si le chameau devait se retourner pour voir sa bosse, il briserait son cou» . En vérité, pour tout changement chez certains chefs de parti de l’opposition, islamistes inclus, on n’a pas remarqué d’autres faits que l’acquisition de Mercedes ou autres bolides, de costumes neufs et de grands airs.
Si c’est cela la finalité du multipartisme, le confort personnel du «chef», les photos à la TV ou sur les journaux , l’apparition au Palais de Carthage, sans qu’aucun programme ne soit présenté au peuple depuis trois ans, si les partis demeurent sans substance et sans actions, alors on se demande à quoi ils nous servent au juste.
Le peuple n’est pas dupe. On essaie de semer la zizanie sous prétexte de l’existence ou de la non- existence de la démocratie, alors que nos soucis sont existentiels et qu’il s sont ailleurs. Ils sont à l’origine de notre malaise, de notre déprime.
Ce que veut le peuple est clair : il veut qu’on le délivre du laisser-aller qui a envahi le pays sur tous les plans : que ce soit au niveau des autoroutes que des chauffards, hier bergers, prennent en sens inverse; que ce soit au niveau des écoles étatiques où les enseignants s’absentent fréquemment sans motif sérieux, que ce soit au niveau de l’administration où l’on vous dégoûte d’exister, que ce soit au niveau des abus de pouvoir que des personnes influentes exercent sans titre ; que ce soit au niveau de l’homme de la rue devenu agressif et mal éduqué; que ce soit au niveau de la cherté de la vie que des commerçants entretiennent sans vergogne… Enfin, la liste n’est pas limitative.
C’est peu-être terre à terre, mais la vie est faite du quotidien.
Alors, franchement, la crise du Golfe pour laquelle se sont mobilisés (!?) et unis tous les partis, est très certainement importante, mais la charité bien ordonnée commence par soi-même.
Le peuple veut vivre en paix , il exige la discipline, l’ordre, la justice sociale, le pain pour tous, le travail pour tous, le bien-être pour tous et la dignité du Tunisien.
Si le Président de la République œuvre pour nos aspirations, il est notre homme. Franchement, nous ne voulons pas de quelqu’un qui permettrait à qui que ce soit de mettre le pays à feu et à sang, de recourir aux incendies , au vitriol, à l’endommagement des biens publics, aux explosifs , au nom de la démocratie.
ll n’y a pas de bons droits par l’installation de la terreur. Tout problème peut et doit pouvoir trouver sa solution dans le dialogue. Et jamais la démocratie ne peut être acquise par le terrorisme.
Alors qu’on sache que le peuple tunisien n’est pas aussi niais qu’on le croit. Il a d’ailleurs une mentalité curieuse. Il admet qu’on l’écrase, mais pas qu’on le roule.