Je n’admets pas que certaines personnes portent atteinte à la popularité du Président de la République, et c’est pourquoi j’ai décidé de parler. Cela ne me ressemble pas de nourrir des rancœurs sournoises ni de parler dans les coins.
Un proverbe français dit qu’il «vaut mieux avoir affaire au Bon Dieu qu’à ses saints». Je n’en réalisais pas vraiment le sens, étant donné que la religion musulmane ne reconnaît p d’intermédiaire entre l’homme et Dieu. Ce matin, j’en ai compris avec amertume la signification : ce lundi 22 octobre 1990, jour de l’ouverture de l’Année judiciaire.
C’est un grand Jour pour les magistrats, les greffiers, les avocats, les huissiers notaires… enfin tous les serviteurs de Thémis, qui se parent de leurs plus beaux atours pour assister à la majestueuse cérémonie ancestrale qui, plus que partout ailleurs, observent les règles de la tradition. La famille de Thémis s’arrête un instant pour une solennelle introspection, reconsidère les actes juridiques de l’année écoulée, émet l’espoir d’une meilleure justice pour l’année à venir. Quelques minutes dé sincérité, d’humilité, de solidarité, et un consensus tacite de respect de la justice touchent le cœur de tout un chacun. C’est un jour de grande émotion, discrète et profonde.
Ce Jour-là, les magistrats sont particulièrement fiers et heureux de recevoir leurs hôtes. lis quittent leurs airs pompeux, ils sont détendus et souriants. Les greffiers, écrasés toute l’année par les lourdes responsabilités de leur fonction, la quantité des dossiers et l’agressivité des justiciables, oublient leurs peines et sont fiers de se considérer comme les piliers du Temple de Thémis. Ils savent bien que, sans eux, il s’écroulerait.
Les avocats sont flattés d’être accueillis par les magistrats et ne sont pas moins conscients de représenter les droits de la défense et la liberté… et rêvent d’éclairer la justice, de défendre la veuve et l’orphelin, et de gagner de l’argent. Les agents de l’ordre judiciaire ont des costumes tout neufs, tout propres. L’air bonhomme, Ils connaissent tout le monde; ils sont courtois, ce sont des familiers des lieux. Rien ne leur échappe. A l’Intérieur du Palais de justice, c’est le jour des accolades, les échanges de compliments. C’est le Jour où on attend le Président de la République pour lui glisser des doléances ou des remerciements, où on lui serre la main, où on communique avec lui pendant quelques secondes. A l’extérieur, par le Boulevard Bab Benat ou celui du 9 Avril, les écoliers viennent s’approcher de leur idole, les femmes voilées cachent une lettre pleine de souffrances et d’espoir, et essaient de la remettre au Président, celui qui peut fléchir même Thémis.
Enfin la famille judiciaire est honorée de recevoir son hôte; dès qu’il franchit la porte de son temple, il devient sacré, elle le protège, répond de sa sécurité car elle représente Dieu sur terre. Elle représente la Légalité. Elle puise sa sécurité dans la confiance et la croyance que les citoyens ont en elle. Ce sont ses remparts inviolables et jamais violés.
Ce lundi 22 octobre 1990, Thémis ouvre ses portes à sa grande famille et au Premier magistrat selon la Constitution. Ma robe noire d’avocate à la main, ma carte d’identité dans la poche, je me suis dirigée, comme chaque année depuis dix-sept ans, vers le Palais, comme le firent mon père et mon grand-père, déjà bâtonnier.
Je m’apprêtais donc à entrer, comme à l’accoutumée, quand un membre du service d’ordre m’arrêta, l’air menaçant et presque insultant: «J’ai ordre de ne laisser entrer ni avocats, ni magistrats». J’ai bien tenté de lui expliquer que c’était notre fête, qu’il nous fallait honorer notre hôte par notre présence, que la cérémonie serait sans nous un non-sens. Il me tourna le do. Je sentais la rage dans mon cœur . Je regardais le Boulevard Bab Benat, Il n’y avait à perte de vue que des policiers en tenue et en civil.
Seul le ciel était bleu et indifférent, sans doute blasé. Mes yeux se sont brouillés, je ne distinguais plus la forme du Palais de Justice. Etait-ce une fête ou un état de siège ? Les sirènes lugubres des voitures de police fendaient le silences et le ciel, déjà tourmenté par le ronflement des hélicoptères.
Je fus séquestrée dans mon bureau par un homme en costume gris avec un talkie-walkie à la main, qui m’interdit de mettre le nez dehors. J’ai occupé mon temps à écrire ce papier, en regrettant que le Président de la République ne soit pas arrivé juste à ce moment, pour surprendre en flagrant délit ce saboteur de mes croyances en un avenir serein, en une politique d’ouverture, ce détracteur de mon admiration naissante.
Je sais bien qu’il existe des fanatiques, des détraqués et des malades mentaux, que la sécurité du Président exige de la vigilance -comme c’est le cas de tous les présidents dans le monde entier- mais il y a la manière et le flair !
Déjà, les motards qui escortent les voyages officiels rejettent les automobilistes sur les bas-côtés, avec leur index, sans aucun égard pour le citoyen, et les mots grossiers qui sortent de leur bouche sont plus violents que leurs sirènes.
Je crois que tout le dilemme est là, et les juristes le connaissent bien : faut-il opter pour une baïonnette obéissante ou pour une baïonnette intelligente.