Il n’est pas né la veille, pourtant il décrit la vie politique actuelle dans la plupart des pays du Tiers Monde comme s’il était un contemporain. Quand il parle de l’oligarchie , il la décrit ainsi : “Le goût des richesses se transformant en avarice, devient le mobile principal de l’activité des citoyens. On amasse, on thésaurise, et plus on accorde d’estime à la fortune moins on en conserve pour la vertu. A la balance des valeurs , le plateau de l’une descend, tandis qu’allégé, celui de l’autre remonte. L’Etat est privé de talents aptes à le servir. L’oligarchie repose sur un principe vicieux. Divisant les citoyens en deux clans adverses; celui des riches et celui des pauvres, elle brise irrémédiablement l’unité d’un Etat, dont elle est, par ailleurs , impuissante à assurer la sécurité. Les magistrats doivent en effet, ou bien armer la multitude, et dans ce cas tout craindre d’elle, ou bien se contenter d’une milice peu nombreuse, composée de membres de la classe dirigeante, et sans valeur guerrière, puisque dans celle classe, la primauté de l’esprit de gain et de vil négoce a succédé à la primauté du courage. La constitution oligarchique s’oppose donc au maintien de la division du travail. Son plus grand vice est le libéralisme économique qu’elle introduit dans l’Etat. Les citoyens étant libres d’aliéner totalement leur bien, il se forme bientôt une classe de prolétaires sans fonction déterminée, véritables bourdons de la race humaine, beaucoup plus nocifs que leurs pareils de la gent ailée, parce qu’armés de dangereux aiguillons. Partout où sévit le fléau du paupérisme , ou trouve en foule mendiants, coupeurs de bourse hiérodules et autres malfaiteurs.
Prenons un stratège ou un magistrat dont la bonne volonté s’est brisée contre l’Etat , comme se brise un vaisseau contre l’écueil. Des sycophantes le font condamner à la peine de mort ou d’exil et à la confiscation de ses biens. Son fils, qui jusqu’alors l’a pris pour modèle, considère avec stupeur tant de malheurs immérités. Plein de crainte pour lui-même et humilié de sa pauvreté, il précipite du trône où il les avait placés en son âme l’ambition et le courage guerrier. Et sur ce trône il élève à la dignité de Grand Roi son plus sordide désir. A partir de ce moment il n’a plus qu’un but : gagner, économiser sans relâche, ajoutant patiemment, en se refusant les satisfactions les plus légitimes, au peu d’argent qu’il possède. Il honore par dessus tout les riches et les richesses, et met toute sa gloire à acquérir une grande fortune. Avare mesquin, l’âme bourdonnante de mauvais désirs, il est devenu l’exacte réplique du second des Etats pervertis”.
Mon voisin Socrate, ce vieux radoteur, continue ainsi son discours . Il n’est pas tendre avec la Démonatie, il la décrit comme un “bazar des constitutions où l’amateur n’a que l’embarras du choix. Il est de l’essence de la Démocratie d’accorder aux citoyens une trop grande liberté qui dégénère fatalement en licence”.
Quel ordre, en effet demeure possible lorsque toute contrainte est abolie, lorsque les règles morales sont abandonnées au jugement du premier venu, qui les adopte ou les rejette selon les exigences de son humeur ou des desseins qu’il a formés. Comment d’autre part, se montrerait-il sévère à l’égard des criminels, quand il compte sur l’indulgence publique pour obtenir le pardon de ses propres crimes? Dans l’Etat populaire, la sanction d’une faute n’est point proportionnée à sa gravité, mais en raison inverse du sentiment de commisération que le coupable sait inspirer à ses juges. D’ailleurs, même frappé par une juste sentence, ce coupable, pour peu qu’il soit habile, échappe à la peine encourue. Condamné à l’exil par exemple, il reste dans sa patrie et s’ y montre en public sans qu’on le remarque “comme un héros, doué du pouvoir de se rendre invisible”.
“Pour accéder aux plus hautes fonctions, point n’ est besoin d’y avoir été préparé par de longs travaux, d’avoir profité des bienfaits d’une éducaton excellente et de s’être exercé dès l’enfance à la pratique de toutes les vertus. A l’homme qui entre dans la carrière politique, on ne demande pas de fournir la preuve de sa science et de sa sagesse, non plus de l’honnêteté de son passé. Il suffit, pour qu’on lui fasse confiance, qu’il affirme son dévouement à la cause du peuple. Car c’est un esprit large et point vétilleux qui règne dans cet Etat où l’on se contente de vagues promesses, sans chercher à savoir si celui qui les formule est capable de les tenir ! C’est aussi un esprit “doux” qui, par aversion pour toute hiérarchie légitime, proclame l’égalité d’éléments par nature inégaux .
Dans celte acropole, les désirs prodigues règneront désormais sans frein ni loi.”
Mon voisin Socrate ne veut pas se taire, il continue à évoquer sa philosophie: “Il est en effet dans l’ordre de la nature qu’à une licence extrême succède une extrême servitude. Par ses excès même, la démocratie engendre inévitablement la tyrannie. Ce peuple, altéré de liberté , ayant mis à sa tête de mauvais échansons qui l’enivrent de ce vin pur au delà de toute décence, perd vite le contrôle de ses actes, s’effraie d’une ombre de contrainte et traite d’oligarques ceux qui le voudraient maintenir dans les voies de la prudence. Sa faveur va, par contre, aux gens habiles qui affectent des manières simples et flattent ses penchants grossiers.
Dans une cité désorganisée où le père craint ses enfants et le maitre ses disciples, où l’esclave s’arroge tous les droits, les magistrats ne jouissent d’aucune autorité et les lois restent lettre morte.
Pour tenir en échec ceux qu’elle nomme ses ennemis, à qui elle confère un pouvoir proportionné aux espérances qu’elle fonde sur lui, croyant ainsi accroitre sa propre force, elle accroît en réalité, sans mesure, celle de l’homme qui deviendra son maître. D’abord le protecteur obtient une garde pour sa personne qu’il prétend menacée. Ensuite, il traîne devant les tribunaux et fait condamner les citoyens qu’il juge capables d’entraver l’exécution de ses desseins. Au besoin même, il n’hésite pas à répandre et à goûter d’une bouche et d’une langue impies le sang de sa race; il tue, exile tout en faisant miroiter aux yeux de la multitude l’abolition prochaine des dettes et le partage des terres. Qu’il aspire ou non à en subir la loi, il entre alors dans le cercle de son nouveau destin, il doit ou bien périr de la main de ses adversaires ou bien se faire tyran, et d’homme devenir loup. Comme le rôle de la victime est le dernier qui lui convienne, il renverse de nouveaux rivaux, monte sur le char de la Cité et se révèle despote accompli. Au début cependant, désireux de plaire, il récompense ses partisans. Mais il est bientôt amené à surveiller les meilleurs d’entre eux et à chercher dans la guerre extérieure un dérivatif aux énergies qu’il sent dressées secrètement contre lui. S’il veut rester le maître, il est obligé de se défaire de tous les hommes de valeur que compte la Cité sans en excepter ses amis. A l’encontre du médecin qui purge le corps de ses éléments nuisibles, il purge l’Etat de ses citoyens les plus estimables. Puis il compose sa garde, de jour en jour plus nombreuse, de mercenaires étrangers et d’esclaves affranchis. Il a pour favoris des personnages sans aveu, bourdons qu’attire de toutes parts le faux éclat de sa fortune, car tel est désormais le dilemme qui se pose pour lui : vivre avec les méchants qui le flattent mais n’éprouvent au fond que de la haine à son égard, ou renoncer à la vie. Les poètes célèbrent les louanges de la tyrannie et vantent l’heur des tyrans”.
Si j’appelle Socrale, “mon voisin”, c’est parce qu’une brillante bachelière, section sciences, m’a demandé si Socrate vit encore à Tunis.
Je dédie ces pages de la “République de Platon” à nos jeunes qui devraient les méditer, car leur avenir est en jeu, et leur destin doit être placé entre leurs mains. J’espère qu’ils auront la curiosité de lire tout l’ouvrage. Je n’ai fait que relever un extrait de la “Genèse des cités injustes”.
Quand j’entends autour de moi des pères parler des études mathématiques, scientifiques ou technologiques de leurs rejetons en gonflant les biceps et en rougissant d’orgueil , je ne comprends pas qu’ils ne s’inquiètent pas du fait qu’on n’y fait pas cas de l’éthique et de la connaissance.
Quand on voit la ruée des élèves vers les sections math-sciences et leur obsession pour la médecine, pharmacie, informatique, HEC, je me demande qui va s’occuper de la Cité, si les littéraires se considèrent ou sont considérés comme les détritus des intellectuels. Trouveriez-vous normal que les boucs gardent les gazelles?
Les Einstein manqués du Tiers Monde n’ont-ils pas intérêt à s’abreuver de philosophie, de sciences sociales, de connaissances historiques et géographiques? Tant il est vrai que science sans conscience n’est que ruine de l’âme, et de la Cité.
(tiré de la République de Platon, Flammarion (p49 à 54))