J’ai appris ta mort lors d’une conversation banale, autour d’une tasse de café. Je me souviens avoir dit :«Non! Ce n’est pas vrai! Quand ça?». Et puis leur conversation à laquelle j’étais devenue sourde est partie sur les problèmes d’épreuves d’examens, de bac et de «bonnes».
Je n’ai donc pas été à ton enterrement, puisque j’ai appris trop tard. Mais tu le sais bien, même si je l’avais su, je ne l’aurais pas fait. On en avait parlé ensemble avant. Tu me donnais raison dans l’absolu, mais tu émettais des réserves de traditions et de mondanités.
Samedi soir, j’ai cru apercevoir ta silhouette mince et grande dans le hall d’accueil de l’hôtel, tu souriais comme à l’accoutumée, venant vers moi avec des paroles affables, t’enquérant des nouvelles de mes enfants, de leur père. Nous nous promettions toujours de nous voir en famille, autour d’un barbecue, les enfants devaient se connaître. comme nous nous connûmes, la bande de Montfleury, Lycée Carnot… – Et puis, la Capitale et son tourbillon happaient jusqu’à nos dimanches. Entre deux conférences, deux colloques, tu tenais à m’offrir un café ou un boga à la menthe. Et puis, la mort t’a enlevé à cinquante ans, en un quart d’heure, le quart d’heure qu’à notre âge nous ne voulons pas nous accorder à rêver. Tu sais que ton image restera toujours souriante dans ce hall d’hôtel de la ville et dans notre cœur.
Tu sais aussi que je déteste aller aux enterrements: que signifient-ils de nos jours? L’ambiance qui y règne me choque. D’autres mœurs apparaissent qui ne correspondent pas aux miennes.
En effet, il y a vingt ans et plus, les femmes se rendaient à la maison du de-cujus, voilées pour la circonstance, par décence, et par respect pour le mort; leurs voiles étaient descendus sur les épaules couvrant leurs vêtements et leurs bijoux, créant ainsi une impression d’humilité devant la volonté divine et de détachement vis à-vis des biens terrestres. Celles qui ne portaient pas le voile, couvraient leur tête d’un grand foulard ou d’un châle au-dessus d’une robe ou d’un manteau de couleur discrète voire foncée. Les cheveux étaient ramassés et le visage lavé à l’eau pure.
Les femmes arrivaient sur les lieux, en silence, s’asseyaient, et compatissaient avec la famille du défunt, dans les larmes, dans les lamentations ou autres, selon l’âge du de-cujus, le milieu social, la soudaineté de la mort, les liens attachant les amis au de-cujus… Une semaine environ, la maison du défunt vivait dans la douleur, le respect, la dignité, et les manifestations de sympathie des amis, des parents et des voisins.
Or, que voit-on depuis plus d’ une décennie: les femmes vont aux enterrements sur leur “trente et un”. Elles mettent leurs robes, leurs chaussures et leurs sacs les plus chics, les plus chers. Quand c’est l’été, elles mettent des robes à fleurs décolletées jusqu’à la racine des seins; fardées, coiffées, «méchées», bronzées, seul le rouge à lèvres n’est pas mis. C’est un véritable défilé de mannequins. Leurs clés de voitures à la main (ça ne vous rappelle rien?), les jambes croisées sur des mini-jupes, elles tirent leurs paquets de cigarettes, à peine le corps du de-cujus quitte les lieux, et on entend un brouhaha, allant crescendo, et ça papote! Et ça raconte! Un salon de thé est certainement plus silencieux. Des amies d’antan qu’on n’a pas vues depuis la nuit des temps ! «Combien tu as d’enfants? Les filles sont mariées? Ah oui! Ils se marient quand? Ah! bon, ils ont divorcés! Tiens, je te laisse mes coordonnées passe me voir!».
On ne fait plus attention à la douleur de la mère, de l’épouse, des soeurs, des enfants… Le mort n’est même plus Monsieur; il a été enlevé par les croque-morts.
On ne se souvient même plus du bon Dieu, ou plutôt par voie de cassettes de Coran interposées. Celles-ci sont enclenchées distraitement, elles s’arrêtent, on les oublie. Pourtant, qui est-ce qui peut rappeler, plus que la mort, la fragilité de notre destin. la futilité de nos querelles, les stress et la fatigue. Mai aussi, la joie et la simplicité du bonheur.
Les hommes courent vers les enterrements où l’on voit le «Tout Tunis». Où l’on est vu par les relations. Où l’on se rappelle à la mémoire des autres. La nouvelle mode est de mettre des photos du de-cujus sur les journaux: un vieux, une vieille de 90 ans., édentés, on ne voit pas quelle serait l’issue de leurs vies, si ce n’est la mort. La photo de jeunes souriants qui auraient bien aimé vivre et que l’idée de la mort n’aurait pas fait sourire.
Des remerciements sont publiés et l’on commence par les officiels, les gradés, les puissants, hiérarchiquement., comme si dans notre religion et
dans la mort, on estime encore les fauteuils. Je crois que le tarif pour les morts, c’est cinq mètres de percale et quelques pieds sous terre. Vois-tu, l’ami, nous t’aimons trop pour te rendre le dernier hommage dans le cirque des mondanités. D’amis à ami, nous te disons «salut Abed», le salut des copains. Mais chaque fois qu’on ira au Mechtel, on prendra un verre de boga à la menthe, on portera un verre à l’amitié, comme d’habitude et comme avant les nouvelles modes.