- «Madame, ce que vous écrivez dérange!»
- «Vous dérange? Monsieur!
- «Mais non!! Pas du tout!! J’adore vous lire! Mais amicalement je dois vous le dire, attention à vous! On ne vous veut pas que du bien.
- «Alors, grammaticalement, je fais l’analyse: je dérange qui? «On» pronom indéfini, d’accord, mais qui peut être pluriel et puissant. Et la liberté d’expression, alors? Et la libre pensée? Et les libertés? – Et la Démocratie?
- Non, ce ne sont pas des utopies, moi j’y crois, et c’est pour cela que je continue d’écrire, il faut savoir dire à «on»: «bas les masques»!
Cet été, un article paru sur Réalités (n° 456 du 8 au 14n/94) a plutôt malmené les avocats et la profession d’avocat. L’été et les vacances sont sacrés! Comme tout le monde, je lus l’article en mangeant sur la plage des glibettes et des cacahuètes, je tirai un sandwich à la méchouia, puis un gros morceau de pastèque d’un grand couffin prévu et apporté pour toute éventualité de fringale sous le parasol.
Je commençai à m’énerver, l’article de madame Nadia Omrane était-il insultant? Fallait-il s’en vexer? J’étais presque sûre que le Conseil de l’Ordre des Avocats allait prendre la mouche, qu’il allait riposter en usant de son droit de réponse sur le même journal ou, carrément, en saisissant le Parquet.
Aucune réaction, l’Ordre du Barreau de Tunis et de Tunisie était absent, en vacances! Pardi! – «On» ne lit pas les journaux! «On» n’a pas d’attaché de presse! On n’achète pas Réalités – A part La Presse et Essabah, «on» ne lit rien!
Quand j’ai demandé à plusieurs avocats s’ils trouvaient exagérées les affirmations de Madame Nadia Omrane, ils m’ont répondu qu’elle était encore en-dessous de la vérité et de la réalité et que la profession d’avocat, selon leurs propres paroles, avait quitté depuis longtemps la cime pour tomber dans l’abîme. Ainsi donc, qui ne dit mot consent, et si la journaliste n’a pas été controversée, même pas par le bâtonnier, c’est qu’il existe une piètre idée de l’avocat, de l’intérieur comme de l’extérieur de la profession.
A quoi cela est-il dû? Ah! Non, messieurs dames je ne vous le dirai pas, «On» ne me le pardonnera pas! Mais je laisse parler Néziha, citoyenne tunisienne, niveau d’instruction: première année secondaire (prête à témoigner):
«Mon frère a été arrêté pour un délit mineur, pendant quarante-huit heures nous étions sans nouvelles de lui, ma mère devenait folle, elle me demanda de passer par tous les lieux où il avait l’habitude de se rendre, du hammam au stade, au café, au bar, dans les hôtels, à l’hôpital, au marché, chez Je boucher, l’épicier; je pleurai en cherchant mon frère, le chouchou de ma mère; j’allai dans les postes de Police et de la Garde Nationale, et même devant la porte de la prison centrale et au greffe des tribunaux.
Mon frère avait pris une cuite et avait fait l’idiot sur la voie publique. Voici trente-six cartes de visites de trente-six avocats, «les meilleurs sur la place, allez-y de notre part (bien recommandée pour le partage du butin), ils ont le don d’ouvrir les portes des prisons sur le champ! Ils répètent les uns après les autres
«Sesame! ouvre toi!».
La loi de mai 1992 impose entre autres à l’avocat rédacteur d’un acte de vente immobilier, de faire des investigations auprès de la Conservation de la Propriété Foncière pour connaître la situation juridique du bien foncier objet du contrat; l’esprit de la loi est d’assainir les mutations foncières; de protéger les éventuels acquéreurs des fraudes, des lésions, et d’assumer la responsabilité de ses propres actes puisque l’avocat doit apposer sa signature et son cachet. Quand, honnêtement, en votre âme et conscience, vous expliquez à un citoyen cette démarche sûre éternellement, il la trouve longue et fastidieuse et vous dit: «J’ai trouvé un avocat qui ne fait pas autant de chichi, il écrit juste sur l’acte; «J’atteste avoir vérifié la situation du bien immobilier, et en avoir informé les parties». Et hop! «On» empoche les sous! Un écrivain public en fait autant et pour moins cher! – D’ailleurs ces derniers rédigent aussi les contrats de location pour vingt dinars, vendent des statuts de SARL pour quatre vingts dinars et des statuts de S.A. pour cent dinars. Ils rédigent les requêtes pour dix dinars etc… Il faut bien que tout le monde vive!
Un écrivain public peut empocher soixante dinars par jour, sans fisc, ni CNSS, en écrivant trente plaintes au Parquet pour les plaideurs paumés, avec pour tout investissement une caisse en bois et une machine à écrire…
Alors, certains avocats, au lieu de se mobiliser pour redorer le blason de la profession, découragés par le laxisme et les compromissions de certains de leurs élus, perdent le moral et dépriment en disant d’ailleurs que dans le pays toutes les valeurs empruntent la voie des toboggans.
Alors grand-père, vous qui êtes aux cieux, et qui fûtes bâtonnier de l’ordre des avocats au début de ce siècle, qu’avez-vous à me suggérer?
De lire Alfred De Vigny, «La mort du loup» et «La bouteille à la mer». Toujours la dignité et le courage, toujours l’honnêteté et la grandeur de l’âme – Aux autres la malédiction de l’argent mal acquis!
– D’accord, grand-père, ainsi soit-il!