C’est la requête la plus légitime et la plus légale dans presque tous les pays du monde civilisé.
Pourtant, même si l’on a rien à cacher, ni à redouter, cette question vous interloque une fraction de seconde, comme s’il était impossible qu’on ne vous reconnaisse pas, comme citoyen, comme conducteur très ancien, comme “fils du quartier”, comme membre de telle association – et en un laps de temps très court, vous sentez votre taux d’adrénaline monter, puis vous vous calmez en vous disant qu’après tout, il s’agit de votre sécurité, de celle de tous; que la loi, c’est la loi, qu’il est normal que vous soyez protégé, même contre vous-même.
“La peur du gendarme, disait Alain, est le début de la sagesse”. Heureusement que nos routes sont plus parsemées de gendarmes que de coquelicots, car les contrevenants sont légions. Et n’eussent été messieurs les policiers, rares seraient les citoyens qui payeraient leur assurance, leur vignette, … sans retard. La correction, et la courtoisie dans le langage de M. l’agent, vous aide à supporter l’interpellation: “Vos papiers!”. Mais quels que soient le civisme et la bonté du policier quand vous lui répondez: “Pas de papiers”, il voit rouge! – et on le comprend. Le tout c’est de paraître sérieux, et ne pas avoir l’air de se payer sa tête. C’est votre seule chance de vous en tirer. Jouez-lui le spectacle de la pitié, du découragement, de la désolation… Tout sauf de l’humour, encore moins la franchise.
Ne pas posséder de papiers est une affaire dramatique et tragique dans un pays qui a hérité du colonisateur la lourdeur et la lenteur de l’administration. Cela devient à la limite et paradoxalement plaisant: vu qu’on ne peut obtenir un document sans l’autre et vice versa, on est cuit. Le Code pénal vous fait des clins d’œil, les peines prévues dans le Code de la route vous saluent bien bas. Les délits de vagabondage, de refus de décliner son identité, les crimes d’espionnage, de violation de domicile, de vol de voitures… tout cela peut planer dans l’air, sur votre tête. Allez donc prouver que Vous c’est bien Vous! en conclusion vous êtes en liberté provisoire – et très provisoire même.
Je me rappelle avoir défendu, devant un procureur, la cause d’un client inconscient qui n’arrêtait pas de narguer la loi pour le plaisir et par goût du risque, c’était maladif:
“Monsieur le Procureur, dis-je, mon client flirte avec la porte de la prison…”. Et le procureur de répliquer: “Je vous en prie, Maître, ne le privez pas du plaisir de poursuivre”. C’était du temps de l’humour et de la bonne humeur.
Imaginez un petit peu que Messieurs les contrôleurs des impôts, de la sécurité sociale, des PTT, de la STEG, de la SONEDE, votre agent d’assurance, le propriétaire de votre logement, votre banquier…., quelques huissiers notaires… etc, s’amusent à vous expédier quelques lettres recommandées avec accusés de réception, vous promettant les menaces les plus cuisantes, avec les délais les plus courts et les taux d’intérêts les plus forts… Alors là vous êtes Nickel! Puisque vous ne pouvez retirer aucune correspondance et que M. le receveur des PTT se montre inflexible et se réfugie derrière les textes de lois. Pas de carte d’identité nationale? Amenez deux témoins alors! Vous vous imaginez le cirque?
Mais en plus, quand par dessus tout cela vous perdez votre passeport, vous êtes le beau petit pigeon dans une belle cage. Dieu lui même ne pourra rien pour vous, même si on présume qu’il saura reconnaître les siens. Notre pays bouge tellement sur la scène internationale, que pour trouver quelqu’un pour les affaires banales, il faut se lever tôt!
Et puis inutile de se plaindre, quand j’ai osé affirmer que tout ne tourne pas rond chez Thémis, “la récompense” ne s’est pas fait attendre. Alors, je m’accroche à la patience. Je saurai, je l’espère, tenir debout, la tête haute. D’ailleurs j’adore regarder, dans les pays de démocratie ancienne, les files d’attente devant les salles de cinéma. Mais tout cela m’a plongé dans une réflexion profonde: combien y a-t-il de gens sans papiers d’identité dans le pays, et combien sont-ils à être sans passeport? C’est une question à adresser aux petits voleurs à la tire . Ils ne savent pas qu’en volant un portefeuille ou un sac à main; ils retirent la liberté de l’individu, son droit constitutionnel à se mouvoir.
D’ailleurs, le problème des papiers d’identité est très préoccupant, car souvent des erreurs matérielles se glissent dans les actes d’Etat-civil. Et c’est assez embêtant.
Mais maintenant, je me demande s’il vaut mieux avoir des actes d’Etat civil panachés, plutôt que de n’en avoir pas du tout. Le problème du nom des enfants naturels me tient et m’a tenu toujours à cœur. Chaque Tunisien a droit à un prénom et à un nom, mais cette loi ancienne de trente cinq ans est restée inachevée, et la dignité de l’être humain reste bafouée. Les bâtards ont aussi le sang rouge! Il est inutile et archaïque de les condamner à leur naissance. Combien de jeunes hommes et de jeunes filles souffrent en silence; à qui diront-ils qu’ils sont bâtards, ou fils d’une mère X?
La force de l’Homme est de s’adapter certes, alors que mon arrière grand-mère ne possédait pas de papiers ni de passeport et qu’elle était, paraît-il, très heureuse (ce qui n’était pas le cas de ma grand-mère qui exigeait de mon pauvre grand-père des cures à Vichy, au Mont-Dore et à la Bourboule, un peu pour soigner son asthme et un peu pour soigner son snobisme), j’ai décidé d’oublier la paperasse pour un temps, de foncer vers le Djerid, à la rencontre du désert. J’ai adopté leur voile noir pendant les vacances.
Vous ne pouvez pas réaliser ce que c’est reposant, une cure de sérénité! Une méditation enrichissante, plus aucun stress, plus aucun souci, un havre de paix! Le beau ciel étoilé, les dunes à perte de vue, le grand bleu coupe à l’infini l’immensité du désert. De Tamarza à Tamezret, de Douz à Tataouine, le Sud de la Tunisie, que les trois quarts des Tunisiens de la capitale ignorent par paresse, par bêtise, est si beau!
Loin de moi Amnesty International, loin de moi les ligues des Droits de l’Homme, loin de moi les associations humanitaires, loin de moi l’antenne diabolique et les informations angoissantes: une guerre finit, l’autre naît. Végéter ou vivre? Là est le dilemme!
J’eus une sensation enivrante de liberté! Liberté! Comme tu es précieuse!
Il y avait quand même un chameau! Sale bête! Va! Eloigne-toi!