Cela fait longtemps que je ré prime le désir d’écrire un article sur le parquet de Tunis. Mettre mes mains dans l’antre du lion et lui tirer les moustaches me parais sait relever de la témérité, surtout pour une mère de famille. Sans compter que la plume d’un procu reur de la République est plus per suasive et plus fulgurante que celle d’une journaliste.
Tout compte fait, passer l’été à l’ombre n’est pas si dramatique, et on peut même acquérir un complément de formation. D’ailleurs les dés sont jetés : on y va ! Mais voici que ma main se met à trembler, sans doute à la probabilité de porter un bracelet en acier. Elle se transforme en éventail.
– Mais, tu trembles, carcasse ? m’exclamé-je à son intention ! tu ne me fais donc plus confiance ? ne sommes-nous pas en Démocratie ? et la liberté d’opinion ? et la liberté d’ex pression, alors ? Je comprends, tu te demandes ce que je vais encore sortir cette fois ! Mais, la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ! comme toujours !
Les questions que je me pose sont les suivantes : Qui se plaint au Procureur ? Qui se plaint du Procureur ? Qui plaint le Procureur ?
Qui se plaint au Procureur de la République ? Vous pouvez vous en étonner mais la réponse est, tout le monde ou presque : les femmes battues, les femmes qui se battent ; les victimes des voleurs, les voleurs des victimes : les pères des fils, les fils des pères ; les mères célibataires, les mères des célibataires ; les personnes bafouées ou qui croient l’être ; les forts pour écraser les faibles, les faibles pour se prémunir des forts ; même l’État y passe.
La jungle sociale est le champ d’action du Procureur. Il est aussi étendu que l’imagination humaine, que la perversion primaire ou raffinée, que la naïveté des uns et les fourberies des autres.
Les plaintes déposées quotidiennement au parquet, première plainte ou dixième rappel du mois de la même plainte, sont de l’ordre de cent par matinée.
Il faut dire que c’est un service où les prestations sont gratuites. Il suffit d’être sorti de l’analphabétisme pour pouvoir y accéder. Elles coûtent un dinar chez ]’écrivain du Boulevard du Palais, assis face à une caisse en bois en guise de bureau et ayant pour tout bagage une machine à écrire et des feuilles.
Les plaintes font du chemin au parquet, elles sont lues, enregistrées triées, dirigées sur les postes de police et là elles sont vouées au repos qui peut atteindre la décennie et pour cause : la plupart du temps les plaintes sont déposées sans adresses exactes, sans date, sans inscription complète des noms, seuls les faits sont relatés citant des témoins anonymes : « l’arrière cousine de ma voisine venue de Jendouba en visite… »
La machine judiciaire se déclenche, tourne, tourne, tourne, souvent sans consistance, à fonds perdus, à temps perdus, à peine perdue. Il arrive que les plaignants se réconcilient entre temps, meurent ou s’oublient. Mais il y a aussi les paranoïaques des tribunaux qui y élisent domicile et circulent au pas de toutes les procédures ! Il y a les plaintes qui viennent de prison, celles d’outre-mer et celles d’outre-tombe. ‘ -;
Tel est le lot du Procureur de la République, défenseur de l’ordre social selon la loi, et l’homme le plus agressé scripturalement, il s’entend, par une société tiers mondiste, énervée par un mal existentiel.
Qui se plaint du Procureur de la République ? précisons que la conscience populaire assimile ce dernier au parquet. Effectivement la loi veut que le parquet constitué de plusieurs substituts et à leur tête le procureur soit un et indivisible. Mais avant d’aller plus loin, essayons de situer le procureur de la République. Qui est-il ? C’est un mortel que les gens occultent, ils l’imaginent Homme-Dieu, ils le chargent de tous leurs fantasmes ; il est leur justicier ; il est leur vengeur ; il est leur protecteur il doit tout deviner, tout comprendre, tout écouter… Ce qui fait qu’on ne se plaint pas du Procureur , car cela amènerait l’individu à se renier lui-même, il devra soit renoncer à se défendre soit se résoudre à se faire justice, soi-même. Alors on accuse les flics, les ripoux, les corrompus, les corrupteurs, les lenteurs estimées volontaires des enquêtes, on invente des liens de parenté, des connivences… Les voies du parquet étant passantes, elles conduisent devant les juges d’instruction ou devant les chambres correctionnelles, et quand une affaire est classée pour insuffisance de preuve, il est permis à l’initiative privée de demander la réouverture de l’enquête. Ainsi le Procureur n’est pas exposé aux rancœurs. Il a la chance de siffler le coup d’envoi, il ne parait pas par la suite, puisqu’il ne rend pas de jugement .. Il se tient à l’ombre du cabinet d’instruction, mais une ombre qui plane en permanence.
Le greffe qu’il supervise pourrait se plaindre du Procureur, tant on a des raisons de dénigrer le chef surtout quand il dérange en exigeant, l’ordre, l’honnêteté et la ponctualité.
Qui plaint le Procureur de la République ? presque personne ! On ne plaint pas Dieu-le père. Il est supposé tout puissant, alors il doit pouvoir tout régler, tout solutionner c’est une sorte de magicien des rues, des foyers, du jour, de la nuit, du passé, du présent. Après tout n’a-t-il pas à ses ordres les officiers de police ?! Il est supposé être la pieuvre à mille millions de tentacules. Il n’a qu’à être à la hauteur de sa tâche.
Et pourtant si l’on observe de près une journée du Procureur de la République on réaliserait qu’il est non seulement agressé par les écrits, mais aussi par les visites continues des citoyens, des avocats, des inspecteurs de police, des auxiliaires de justice… le téléphone n’arrête pas de l ‘interrompre, ce sont tantôt ses supérieurs hiérarchiques, tantôt les chefs de postes, les personnes influentes.. Ainsi sa journée de travail doit s’étirer indéfiniment et se multiplier par N secondes à la minute… car il faut bien qu’il se ménage du temps pour travailler.
De plus un procureur doit savoir repousser les interventions à menaces camouflées avec diplomatie, sourire et doigté. Il n’est pas sûr de ne pas déplaire, on pourrait s’en souvenir à l’ occasion d’un conseil supérieur de la magistrature, la vengeance est un plat qui se mange froid. Le Procureur doit s’arranger pour ne pas courroucer le Ministère de l’intérieur, il marche plutôt sur une corde raide, à chacun ses plate-bandes …
Le Procureur de la République est un être aussi puissant que vulnérable. En effet la loi lui accorde beaucoup de pouvoirs mais la pratique peut le réduire à néant :
Prenez l ‘hypothèse où il est secondé par des substituts bleus, un greffe indolent, une police irresponsable, un effectif insuffisant, ajouter un millier de plaintes par mois et il ne sera plus qu’un figurant sur une galère voguant à la dérive.
A mon avis dans l’état actuel des choses dans notre pays, seul un ordinateur super-puissant mis à la disposition du parquet et des plaignants, pour enregistrer leurs plaintes et en superviser le suivi jusqu’à l’achèvement total de la procédure, sera efficace.
Cet ordinateur fera d’une part gagner du temps et donc de l’argent et organisera la justice pénale, mais et surtout il préservera la la compétence, l’intelligence, la force de travail, la rapidité des décisions et l’énergie du Procureur et des substituts qui se consacreront aux affaires graves et sérieuses.
Le Procureur tiendra alors toute la capitale dans la paume de la main.
Si l’on constate l’existence de la gabegie héritée de longue date, on doit savoir qu’elle est due à la paralysie qu’a connu le Ministère de la Justice durant des décennies et à sa soumission à l’exécutif (la soif des privilèges) d’une part, et d’autre part à la croissance démographique incontrôlée dans la capitale, à l’exode rural commencé après l’expérience malheureuse de la collectivisation.
Actuellement il a été décidé d’instituer trois petits tribunaux de 1ère instance : Ariana, Ben Arous, Tunis. Souhaitons que cela arrangera la situation et n’engendrera pas trois «petits» procureurs .
Je reste convaincue qu’on doit en plus, éduquer la population : la capitale doit survivre et si l’on n’est pas capable de respecter ses normes, si on n’y vient pas pour gagner son pain, il faut savoir qu’on n’y a pas de place.
Il ne s’agit pas de remplir les prisons ni de créer du gibier de potence. Ce sont des attitudes stériles, mieux vaut prévenir le mal. Les amnisties et les remises de peine en droit commun ne sont que des reports de problèmes et non des solutions.
En fait nul n’est censé ignorer la loi, le citoyen devrait être prévenu avant le dépôt de toute plainte qu’il risque une amende s’il manque de sérieux et qu’il s’arrête une seconde… pour réfléchir.
A mon sens les plaintes déposées doivent être vérifiées sur le champ quant à l’inscription des noms et des adresses afin qu’elles n’aillent pas encombrer vainement les locaux de police.
Par ailleurs, quel mal y aurait-il de la faire payer un dinar qui serait destiné à un fonds de réinsertion sociale des prisonniers libérés.
N’ importe qui, selon la loi, peut mettre en branle la machine judiciaire, mais une absence de civisme fait qu’on en abuse tellement qu’elle est sur le point de s’arrêter.
Il faut savoir que le Procureur de la République assume d’autres tâches très importantes : la formation des substituts pour le côté pratique, déplacement sur les lieux du crime, constatations… Il doit avoir l’œil et le bon sur les prisons où il loge les prévenus arrêtés. Il doit être omniprésent au tribunal et veiller à la tranquillité et à la sécurité par agents de police, interposés, bien sûr. Il doit superviser la bonne marche administrative du Palais etc …
Il doit… Il doit…
Or, le Procureur de la République sollicité partout et par tous, ne peut pas donner plus qu’il ne possède (c’est le cas de tous les mortels ) .
Toutefois si nous choisissons de reconnaitre l’importance de l’informatique, si nous décidons de nous y mettre et de nous y plier, nous parviendrons à sauver du marasme la justice en Tunisie ; secundo nous ménagerons la compétence des hommes et leur éviterons d’être entrainés dans les sables mouvants, nous empêcherons qu’ils ne soient écrasés par la loi du nombre.
Il ne s’agit pas de travailler sans mesure, ni de tourner à vide ; l’honnêteté et ]’intégrité seules ne suffisent pas non plus – la vie moderne a ses exigences et qui n’avance pas, régresse.
Au parquet l’adage est le suivant, “la plume est serve et la parole est libre”.
Voilà que ma main se remet à trembler.
Qu’as-tu carcasse ? aurais-tu peur du Procureur de la République alors que tu as ta conscience pour toi, et alors que tu essaies de participer à la vie nationale, en proposant des solutions ?
Non, je ne crains pas le Procureur mais certains “lecteurs interprètes” qui voudraient déformer mes pensées. Honni soit qui mal y pense.