Quand nous fûmes sur le point de nous quitter, à Londres, au siège d’A.I., vous eûtes ces malheureuses paroles, qui me restèrent en travers de la gorge: «Madame, vous aurez peut être un jour besoin d’être défendue par Amnesty International». En y réfléchissant, je n’arrive pas à saisir si vous vouliez émettre une prédiction, une pression, ou tout simplement si votre expression française a mal rendu votre discours anglophone. Comme j’ai horreur des indigestions verbales, permettez-moi de poursuivre l’entretien privé, auquel ont assisté certains de vos collaborateurs. Je veux, à mon tour, y mêler mes lecteurs. Etant indépendante, j’ai la conviction d’avoir quelques milliers de sans voix qui partagent ma voie. Sans aucun doute sept millions au moins de Tunisiens, pourraient affirmer qu’ils ne me contrediraient pas quant au fond, même s’ils divergent quant à la forme et je l’admets fort bien.
Ainsi votre sujet favori, votre cheval de bataille (dont j’ignore les tenants et les aboutissants), est le problème des islamistes emprisonnés en Tunisie; vous soupçonnez notre régime d’être dictatorial et parlez des procédés musclés. Naturellement, vous êtres libre de penser et d’agir, vous m’accorderez bien la liberté de vous exprimer à mon tour et publiquement mon opinion.
D’abord, Madame, il est vrai que je ne suis pas dans le secret des Dieux occidentaux tout puissants; et faible femme, faible tiers-mondiste, faible mère de famille, je me demande pourquoi et qui veut faire exploser le Maghreb? Les Américains veulent-ils, à travers nous, limer les scores de la France? La France largue-t-elle les Maghrébins dont elle n’a plus besoin? L’Occident veut-il foutre le désordre dans un Maghreb arabo-musulman, estimé trop sain? Trop peu de drogués? Trop peu de sidéens? Trop peu de mafieux? Une jeunesse propre saine, robuste, face à une civilisation occidentale qui a entamé sa dégénérescence. Car Madame, vous le reconnaissez bien, la liberté sans borne mélangée au libertinage sans limite conduit parfois vos sociétés à une unicité de sexe et une solitude assez bizarres, et parfois pleines de tristesse.
Dites-moi Madame, vous êtes au service de qui, au juste? pour que je sache si vous êtes mon amie ou mon ennemie? Essayez-vous de déstabiliser les régimes en vue d’assister aux flots de sang, aux meurtres fratricides? Seriez-vous pyromane? Quels Droits de l’Homme défendez-vous aux dépens des droits des autres hommes, femmes et enfants? Quels droits des femmes défendez-vous, au nom du hijab, de la polygamie, des châtiments corporels, de la répudiation, de la flagellation de la femme adultère, du droit de vie et de mort sur l’épouse, la sœur et la fille etc? Et enfin Madame, quels Droits de l’Homme défendez-vous, en vue d’aider à la mise à mort des mères célibataires, des enfants naturels, des prostituées et des alcooliques. Madame êtes vous complice, consciente et volontaire de l’assassinat de l’art, de la danse, de la peinture, du cinéma, du théâtre? Au nom de quels Droits de l’Homme, voulez-vous faire assassiner tous ces Hommes ?
Madame, selon quelle logique défendez-vous les ennemis de la liberté de la femme, des libertés en général, alors que dans votre pays ces libertés sont sacrées. Vous êtes machiavélique, à moins d’être irresponsable. Peut-être voudriez vous nous voir manger le riz de M. Bernard Kouchner (pour lequel j’ai par ailleurs la plus grande sympathie et une sincère admiration), peut-être souhaiteriez-vous nous voir courir derrière les colis de denrées alimentaires largués par vos avions alors que vos caméras filment la nouvelle génération de macaques nord-africains? Peut-être aimeriez vous que la Tunisie la Verte se transforme en rouge, couleur du sang et de la honte. Voulez-vous jouir du spectacle de Tunisiens égorgés, éventres pour que vos journaux et vos médias donnent en pâture aux citoyens, occidentaux stressés par leur mode de vie et leurs luttes pour le confort, quelque raison de calmer leurs angoisses?
Connaissez-vous Madame, au moins, notre histoire et nos croyances? Les ressources du pays, l’économie dure à gérer dans un contexte international de récession; notre économie est basée sur le tourisme; celui-ci s’envole comme l’oiseau, au moindre jet de pierres. Neuf millions d’individus, neuf millions de bouches à nourrir dans la dignité et l’honneur. Par ailleurs, notre commerce est basé sur le partenariat avec les industries étrangères, le moindre chaos et nous sommes classés par vos soins dans le chapitre “pays à risques”. Histoire de nous affamer, car vous ne prenez plus alors la peine de parler des Droits de l’Homme quand il s’agit de sauvegarder vos finances. Les investisseurs, terme moderne et distingué pour désigner les nouveaux conquistadors, détestent courir le danger chez les barbares. Ce qui les intéresse, c’est l’oseille.
Les citoyens ont-ils le droit de vivre dans la dignité, la paix sociale? Depuis l’Indépendance, notre Président Bourguiba a sacrifié, à la stabilité du pays, certains de nos territoires que nos voisins à l’Est et à l’Ouest ont arrachés sans droit ni titre. Si l’option traditionnelle de la Tunisie est pour la paix sociale et la stabilité politique, doit-il être permis aux uns et aux autres de les mettre en péril sans répondre de leurs actes devant la loi? La Tunisie, qui est un pays souverain, qui est un Etat de droit, doit-elle, sous prétexte d’exercice d’une démocratie existante mais encore embryonnaire, laisser passer le terrorisme et la violence.
Madame, les activistes de l’IRA, ceux de l’ETA, les Skinheads, les David Korech… etc, quels sorts leur réservez-vous?
Madame, Amnesty International a noirci les rapports sur l’Algérie et a défendu les extrémistes religieux dans les prisons. L’Algérie baigne dans le sang. Avez-vous changé de bord et défendez-vous les journalistes égorgés? Cela fait de belles jambes aux macabées ex-intellectuels.
Les Algériens honnêtes, terrorisés par l’hystérie collective, fuient leur Patrie pour l’indépendance de laquelle sont morts leurs pères. Ils viennent se réfugier en Tunisie comme il y a 40 ans. Ils savent que c’est un pays arabo-musulman, et en terre d’Islam, on peut toujours se serrer un peu pour laisser la place au frère et à la sœur. Ils ont la mort dans l’âme, ils espèrent trouver asile en terre de paix.
Que nous voulez-vous, Madame?
Nous faire jeter à la mer? Il n’est pas d’islamiste en prison sans procès, de cela j’en suis sûre. Il ne s’agit pas de délit d’intention ni d’opinion; faut-il passer à l’assassinat de masse pour que la loi tunisienne intervienne?
Madame, nierez-vous que vous avez bouclé vos frontières, que vous cultivez le xénophobisme, qu’il y a des appels à la ségrégation raciale qui restent impunis, vous ne nous voulez pas chez vous, laissez-nous en paix, chez nous! Ceci dit, je déteste savoir que des Tunisiens soient incarcérés. Et pourtant, en 1988, tous les espoirs de paix sociale étaient permis. Les islamistes ont bénéficié qui de la grâce, qui de l’amnistie, qui de la remise de peines. Les portes des prisons se sont ouvertes pour tous. Hélas, l’aile dure des islamistes a supplanté l’aile modérée et il y a eu des crimes de part et d’autre. Mais la Tunisie étant un pays sage et pondéré, un équilibre ne tardera pas à être trouvé entre tous les intérêts nationaux – c’est une question de temps, de redressement économique, de prise de conscience populaire, et non pas de rapports de forces, ni d’accaparement de pouvoir.
Le malheur est que les crimes crapuleux commis par les fous de Dieu algériens soufflent ici l’air de la gloire pour certains sympathisants de la barbarie. Ce sont ces gens-là qui font frémir les Tunisiens. C’est peut être ceux-là qui font reculer la décision politique d’ouverture.
En tous cas, à mon niveau, Madame, je vous prie de croire que dans les pays de Démocratie ancienne, j’ai eu à constater beaucoup d’atteintes aux Droits de l’Homme, cela va du prisonnier qui a passé dix ans en prison et qui a été acquitté à la suite d’un procès révisé, à la mort «naturelle» d’un émigré maghrébin, tué à bout portant et sans sommation, pour un banal vol de voiture… Et enfin et hélas, le journal “The Times” le jour du massacre d’Hébron, a présenté le terroriste Baruch Goldsteïn comme étant un homme très bon, un médecin très humain et une photo géante, en première page, le montrait au chevet d’un soldat israélien blessé, et en dixième page le massacre était relaté d’une manière très succincte. Heureusement que l’Etat d’Israël, pour la première fois, se rappelle qu’il est un Etat démocratique ce qui me laisse l’espoir de revoir toutes mes amies juives tunisiennes dont la bêtise des gouvernants m’a séparée.
Amnesty International m’a déçue durant la guerre du Golfe.
Ceci dit Madame, je ne cautionne et ne cautionnerai jamais la torture, la détention préventive, les humiliations sous quelques formes qu’elles soient – et pour qui que ce soit.