Alors que je circulais dans les couloirs presque vides du Palais de Justice, un jour de canicule, j’entendais une voix m’appeler :
- Maître… Maître…
Je me retournai, je ne vis personne, je continuai mon chemin accusant la chaleur de me jouer des tours – la voix reprit insistante :
- Maître, c’est moi, Themis, la déesse de la justice, écoutez-moi..
Mais je vous croyais, morte, murmurai-je, étonnée!!
- J’ai été ensevelie dans un profond sommeil par des créatures malveillantes. Un prince charmant est venu ne délivrer.
- Themis, vous qui avez été humiliée, violée, meurtrie, bafouée, ridiculisée, insultée, auriez-vous déjà oublié.. ?
- Je tourne la page du passé. Dieu n’a-t -il pas glorifié le pardon? Seul l’avenir désormais m’intéresse – Je veux qu’on redore mon blason! Venez, faisons un tour, Maître, regardez autour de vous, ces murs noircis par les empreintes de tous genres, ces murs fissurés de la Cour d’Appel, pourtant construite récemment (une horreur d’ailleurs), ces sols jonchés de poussière et de mégots – Le délabrement est partout! Sentez-vous ces odeurs nauséabondes des rares salles d’eau… Pas une seule plante! Pas un seul tableau! Pas une seule teinture! Pas une seule fontaine d’eau fraîche! Pas une seule corbeille à papier! Levez la tête et regardez ces toiles d’ araignées géantes! Descendez à la cave, les archives sont bouffées par les souris et les rats! Certaines per sonnes pleines d’amertume, répètent l’éternelle anecdote de l’étranger qui cherchait le palais de justice, il lui fut répondu qu’il était en face du Palais, mais que la Justice ne s’y trouvait plus – et moi d’ajouter : le Palais, non plus! On ne soigne même plus mon autel!
- Mais Thémis, c’est la même chose partout dans les établissements et les lieux publics! ·
- Est-ce donc une excuse! L’erreur commune ne fait pas le droit! Je veux que ça change!
Vous savez Maître, les miracles ne se reproduisent pas deux foix – si je me rendors ce sera définitif – Alors c’est à vous tous d’ être vigilants.
- Je veux qu’on chasse la politique de mon palais, car chaque fois qu’elle entre, moi j’en sors, vous ne l’ignorez pas!
- Je ne veux plus de tribunaux d’exception, ce sont des tribunaux de la honte qui éclaboussent gouvernants et gouvernés.
- Je ne veux plus qu’on érige des lois sur mesure pour des cas d’espèces – la loi est égale pour tous, n’oubliez jamais ce principe.
- Je ne veux plus qu’on agisse sur instructions ou sur intervention, je suis née pour être indépendante. Savez-vous qu’à force de changer le fusil d’épaule, on finit par en être victime.
Enfin Maître, je réclame un coup de balai! On ne peut pa être et avoir été! Soyez honnête avec vous même, il a bon dos l’ ancien régime – De qui était-il constitué, sinon de vous tous!
- Thémis, n’êtes-vous pas un peu sévère avec nous, tout le monde n’a pas une trempe de héros!
- Ne retournons pas sur le passé, montrez vos capacités, votre patriotisme, et votre sens civique, maintenant que la démocratie est établie
- La démocratie se mérite et ne peuvent la sauvegarder que les êtres responsables – Voyez-vous Maître, je ne veux pas être l’ oiseau de mauvais augure, mais si vous comptez abuser de la démocratie , vous tomberez infailliblement dans l’étau d’un régime militaire – Dieu vous en garde –
- Savez-vous, Maître que je rougis de honte, en regardant certaines gens circuler dans mon autel – Venez! Promenons-nous! Attention, ne vous éloignez-pas! Nous risquons de nous perdre : Il faut être à moitié devin pour circuler dans le Palais de Justice, aucun plan des lieux n’est affiché, aucun bureau d’ accueil , aucun centre d’information. Il arrive très souvent que des justiciables soient condamnés par défaut alors qu’i ls errent dans les couloirs à la recherche de la salle d’ audience .
- Regardez Maître, ces jeunes gens, en tenue indécente, mauvais genre, mauvaise éducation, nul ne connait leurs origines ni leur devenir- et bien ce sont des prétendus clercs d’ Avocats! Ils ont accès à tous les registres, à tous les dossiers, ils envahissent les salles d’ audience sans respect , raccolent des justiciables, arnaquent les plaideurs, déchirent des pages de registre, subtilisent des documents. Qui en est responsable, nul ne le sait.
Pourquoi ne leur ferait-on pas porter des badges, qu’on puisse les reconnaitre, les classer…
– Voyez-vous ce Monsieur , on dit que c’est l’huissier, on ne peut pas le deviner, il n’a pas d’uniforme! aucune autorité n’est arrivée à le lui faire porter! l’administration lui donne un uniforme l’été et un l’hiver. Il ne peut même pas se changer, alors il l’abandonne et le remplace par un jean et une chemise sans bouton. D’ailleurs, l’huissier c’est une denrée rare au Palais! La preuve qu’on rentre dans un bureau de magistrat comme dans un moulin. Il n’y a personne pour vous annoncer ni pour surveiller les intrus, alors que les dossiers sont étalés sans garde sur le bureau du juge.
Cela, Thémis est particulier, à ta justice, car vous ne pouvez jamais voir un directeur de société sans être passé par un secrétariat et trois chaouchs et rester poireauter une heure en salle d’attente. Vous savez bien Thémis qu’il n’y a pas de salle d’attente au Palais, même pas pour attendre le Procureur ou le Président du Tribunal!.. Que des lacunes, en effet!
Il fait bien trop chaud Maître, je vous ai trop retenu, regardez d’ailleurs comme la cour suffoque en salle d’audience, tous les étés c’est la même chose, on y vit le calvaire- particulièrement pour les chambres correctionnelles où on présente à l’audience pas moins de 50 détenus!- Que de lacunes! Imaginez-vous qu’il n’existe pas une bibliothèque pour les Magistrats, ni une salle de réunion où ils peuvent échanger leurs connaissances et leurs points de vue. Savez-vous qu’il n’est pas prévu une salle de thé, alors que l’usage veut que les Magistrats ne fréquentent pas les cafés du Boulevard – ça éviterait pourtant de les voir entrer le matin avec leurs thermos et leur sandwich. Ils gagneraient en dignité.
Oh, Maître ce serait trop long de vous entretenir de tout – et puis j’attends tes nouveaux dirigeants. Voyez-vous l’œil du Maître est irremplaçable – surtout prévenez-les d’examiner coin et recoin – car on a pris l’habitude de nettoyer et d’ enjoliver l’itinéraire du responsable et tout le reste demeure dans la crasse!
Croyez-vous Maître que le nouveau régime pourra décrasser les âmes !
Vous avez raison, Thémis, cet usage existe dans tous les secteurs- je me souviens de la visite qu’a faite l’épouse du Président de la République au mois de mai, je crois, à une institution. Une semaine avant, les locaux étaient d’une saleté repoussante – et si triste! Puis comme par miracle, les peintres sont arrivés, les banderoles aussi, des pots de plante, des drapeaux, des guirlandes! Enfin tout cela donnait un air de fête. La visite de Madame Ben Ali s’acheva à 12h30, à 14 heures tout s’est dissipé, et la gaieté et l’espérance aussi! – Oh comme, il eût été heureux qu’elle rebroussât chemin – elle n’aurait jamais pu reconnaître les lieux! Elle aurait cru au mirage! Je ne nomme personne, car l’heure est à la réconciliation, et non à la délation!
Pourquoi donc cette mentalité infantile! La peur du responsable, continue la peur du père, du Maître, du gendarme – à quand l’état adulte – ? Quand agirons-nous en notre âme et conscience?!
Enfin, Maître, un dernier vœu, je ne veux plus qu’on admette dans mon Palais des fouilles – M… e !
On a vu ce qu’ils valaient sous l’ancien régime. Je veux des chroniqueurs judiciaires sérieux et responsables! Pas de charognards!
Je quittai le Palais de Justice, éblouie par l’apparition de Thémis que j’avais cru perdue à jamais. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir et tant qu’il y aura des hommes rien n’est jamais perdu!
Thémis en fait, ne demandait pas l’impossible en priant qu’on lui redore le blason.