J’ouvris les yeux vers onze heures, ce matin là, complètement courbaturée, le corps endolori, la tête lourde, l’estomac barbouillé, les membres engourdis… confusion totale de l’esprit… J’essayai de mettre un peu d’ordre dans mes pensées… Que s’était-il donc passé la veille pour que je me trouve dans cet état?
Ah, oui, J’avais été invitée à un festin à l’occasion de fiançailles… J’avais fait des rencontres absolument merveilleuses et auxquelles il était difficile de résister … J’ ai succombé… Eve a quitté le Paradis pour moins que ça. Sur une table sans fin, s’alignaient les mets les plus fins, les langoustes côtoyaient les crevettes et toutes deux rivalisaient en rougeur et en fraîcheur avec le rouget de roche … Le saumon et le caviar offraient de si beaux contrastes, le mulet et le loup s’élongeaient de leur mieux… Les viandes se disputaient les genres et les goûts… Que dire des desserts? Les bananes narguaient les régimes, et les cerises les lèvres des dames, les pêches se comparaient aux joues des jeunes filles et les raisins noirs et verts aux yeux des belles – les noix de coco, les ananas, les mangues, les avocats vous transportaient sur les îles du Pacifique…
Tout cela était féerique et d’autant plus féerique que les prix n’étaient pas affichés dessus, et je ne devais rien payer, surtout pas les cocasses S.G. des cartes de restaurants (selon grandeur ou selon gourdin), je mangeai donc tout à la fois pour me convaincre qu’il n’y a jamais eu de sécheresse ni de sauterelle, que le pays traverse une ère de prospérité exceptionnelle, que l’importation des fruits n’est pas prohibée, que le poisson est à la portée de tous, que dans n’importe quelle grande surface on peut s’approvisionner en saumon et en caviar, que les caisses de l’Etat n’ont pas été vidées sous l’ancien régime par certains serviteurs du peuple et que le couffin de la ménagère ne doit pas être fixé à son poignet pour qu’il ne s’envole pas.
La solution est trouvée! En cas de sécheresse pour l’année 88-89, il n’y aurait plus qu’à arranger des fiançailles pour radier les pénuries. Cela est valable pour toutes les couches sociales, où l’on sacrifie le seul ou le dernier veau et la seule ou la dernière poule, deux ou trois salaires anticipés… ou des effets mis en gage.
Et puis l’été, n’est-il pas la saison des festivals, des festivités, de la mer et du soleil, des nuits étoilées, du jasmin, des veillées… C’est l’ époque où la majorité des Tunisiens pensent en plein accord avec le Candide de Voltaire que «tout est bien dans le meilleur des mondes possibles». C’est un véritable phénomène social : la plupart des citoyens s’identifient à la cigale de Jean de la Fontaine pour laquelle chanter est le souci estival primordial. Mais dans la fable de la Fontaine la cigale eut une triste fin.
Et… si on transposait cette fable à la société tunisienne juste une petite gymnastique de l’esprit ne sommes nous pas en Démocratie.
Ainsi la cigale ayant chanté tout l’été, décida à la rentrée de s’intéresser à la vie publique : elle commença par acheter le journal, à la troisième page, elle lut que les lois abrogeant la polygamie, la répudiation par le conjoint ont été réinstituées, que les lois instituant le droit de la femme au travail, la tutelle légale de la veuve, le droit à la succession exclusive des filles à la suite du décès de leur père, le droit au contrôle des naissances, à la liberté de l’ avortement , le droit de garde des enfants de la femme qui se remarie, l’adoption… ont été abrogés que la loi sur le port du Tchador entrera en vigueur l’été 89 excluant définitivement tout autre vêtement – Et que ces lois ont été votées à l’ Assemblée Nationale, après que les mass-média en aient largement traité.
Elle s’écria! non, ce n’est pas possible! Ils n’ont pas pu faire ça ! C’est un canular. Elle téléphona à toutes les estivantes qui n’ étaient pas au courant… qui dormaient encore, et toujours sur les acquis du c.s.p. – Puis elle eut l’idée d’appeler une connaissance qu’elle soupçonnait d’être fourmi – Celle-ci lui répondit :
Que faisiez-vous aux temps chauds?
- Je chantais, ne vous déplaise?
- Vous chantiez? j’en suis fort aise. Eh bien dansez maintenant !
La cigale abasourdie se mit à faire son introspection : – Comment Diable en est-elle arrivée là? Comment a-t-elle pu se désintéresser de son sort, de celui de ses compatriotes, du sort de son pays? Comment a-t-elle été acculée à l’indifférence la plus totale? D’où lui sont venues sa déprime et sa résignation? Il faut dire que sous l’ancien régime et à partir des années 80 elle assista au triomphe de l’argent, du sexe, de la matière, sur les valeurs morales, religieuses, familiales (ce n’est pas l’ ex-première Dame de Tunisie qui pourrait soutenir le contraire…).
Ainsi des hautes sphères se sont ouvertes les vannes des égouts sur le petit peuple qui a été contaminé. ·
La cigale s’était adonnée alors aux chants lugubres, dénonçant la dépravation, la luxure, les abus, les escroqueries…
Elle se vit traiter de timbrée, de dépressive, d’envieuse, de vieux jeu… et se mit a douter de sa santé mentale devant la généralisation du fléau qui s’abattait sur le pays.
Alors elle se replia sur elle-même, impuissante devant la métamorphose des cloportes .
Elle a bien tremblé l’été 87 à la perspective d’un Etat islamiste à l’iranienne tel qu’il était décrit pari les journaux officiels de l’époque rapportant stupidement les commentaires de journaux de Droite occidentaux.
Mais en a-t-elle tiré des conclusions ? Non! A-t-elle réalisé que son attitude passive, sa résignation, sa garantie – C.S.P., en réalité si précaire- sa politique de l’autruche ont failli la faire basculer dans les ténèbres?
Non ! Puisque l’ orage est passé et le temps s’est mis au beau, par la Grâce du nouveau régime. Et puis c’est tellement agréable d’être assistée.
La cigale se dit qu’elle ne pouvait tout de même pas se reprocher de n’avoir pas assisté le 13 août (Fête de la Femme) au meeting auquel l’ appelait la nouvelle Présidente. Celle-ci a bien reconnu que l’UNFT est une organisation sans âme, boycottée par toutes les femmes qui se respectent et depuis longtemps. Et d’ailleurs qui a assisté à ce meeting ?
A part les nouveaux dirigeants et quelques membres fondateurs et militantes de première heure, il y avait les autres… Celles qui ont crucifié l’UNFT et leurs homologues de l’ intérieur de la République, ramenées par les éternels bus, suivies de leurs suivantes. Elles étaient encore une fois prêtes à manger à tous les râteliers, rompues qu’elles étaient aux coups fourrés pour faire place nette autour d’elles.
A l’entrée da la Présidente, l’une d’elle, barbouze sur les bords entama l’hymne national et tous les moutons de panurge de continuer en chœur. A croire que ce virus n’est pas mort avec l’ ancien régime. Cet Hymne National qui embuait les yeux de larmes et donnait des frissons, quel message porte t-il désormais?
Il a été annoncé que ce sera le meeting du destin puisque c’est le premier de l’an I. Il aurait pu l’être si toutes le femmes avaient eu l’élan du cœur pour accorder le préjugé favorable à Mme Mezhoud (réputée pour son intelligence, son intégrité et son sens de l’honneur) ou l’élan de la raison pour admettre que la femme tunisienne doit prendre en mains son destin, maintenant plus que jamais; ou au moins l’élan démocratique pour écouter, juger, puis décider.
Mais le dégoût de l’UNFT qui n’a d’égal que celui qu’on éprouvait pour le PSD a été le plus fort.
Il est évident que ce n’est pas Mme Mezhoud qui a été boudée mais l’UNFT qui a été boycottée. Elle le demeurera tant qu’elle n’aura pas subi une série de transformations, de fond, de nature, de programmes et d’objectifs.
La cigale, son introspection faite se demanda, si elle était cigale, ou plutôt autruche. Elle opta pour la seconde qualification et subit le sort de l’ autruche . Mais quittons le monde des fables et regardons notre réalité en face :
Comment donc les femmes tunisiennes se permettent-elles d’ignorer que leur statut est unique dans le monde arabe-musulman et qu’il faut le défendre et veiller à sa survie d’ autant plus que les réformateurs rétrogrades le guettent.
A mon avis ce n’est qu’au sein d’une organisation puissante qu’elles feront valoir leurs droits de citoyennes à part entière, de femme, de mère, d’épouse, de fille. Il y a une infinité de problèmes que seules leur expérience et leur affectivité peuvent résoudre. Une organisation de femmes qui ne s’oppose pas aux hommes (ce serait un non-sens!) où les problèmes spécifiques aux femmes pourraient trouver leur solution ; où des problèmes se rattachant à la famille entière seront étudiés et débattus.
Le courant devra passer entre les femmes tunisiennes du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, de la citadine à la paysanne, de la manuelle à l’intellectuelle, de la bien-nantie à la moins nantie, des jeunes aux moins jeunes. Enfin une organisation qui serait représentative de toutes les couches sociales.
Pourquoi· ne pas ouvrir le débat? Pourquoi tourner le dos à une organisation féminine et s’avouer vaincues pour toujours. Par des efforts conjugués et une foi à toute épreuve on pourrait faire ressusciter l’ UNFT qui ferait peau neuve.